27/10/2023
 9 minutes

Échappement double : des montres à deux cœurs

Par Tim Breining
MB&F-2-1

Comme vous le savez sans doute, le balancier est un composant essentiel de toute montre mécanique. Outre son tic-tac audible et le déplacement particulièrement fluide de l’aiguille des secondes (par rapport aux montres à quartz), l’oscillation du balancier permet d’identifier à coup sûr un garde-temps mécanique. Ce spectacle est généralement visible à travers le fond en verre saphir du boîtier ou une ouverture réalisée sur le cadran.

Mais saviez-vous qu’il existe également des modèles extraordinaires qui renferment non pas un, mais deux ou même quatre (!) balanciers ? Loin d’être réservée aux seules montres de luxe, cette caractéristique est aussi présente sur certains garde-temps abordables. Que cachent ces calibres dotés de plusieurs échappements ? Leur existence est-elle réellement justifiée, ou s’agit-il d’une simple surenchère technique ? Comment des montres à échappement double peuvent-elles coûter seulement quelques centaines d’euros (et non plusieurs dizaines, voire centaine de milliers, comme l’on pourrait s’y attendre) ?

Pour répondre à ces questions, nous vous proposons de passer au crible quelques modèles représentatifs. Comme nous allons le voir, les apparences sont trompeuses et des concepts à première vue similaires peuvent dissimuler une grande variété de designs.

MB&F HM9 : deux balanciers couplés à l’aide d’un différentiel

Avant d’aborder l’utilisation de deux balanciers dans une seule montre, permettez-moi une petite digression qui, j’en suis sûr, vous sera utile pour la suite.

Si vous aimez les voitures ou les LEGO®, le terme « différentiel » ne vous est sans doute pas étranger. Composant essentiel présent sur la plupart des véhicules, le différentiel permet à des roues entraînées par un seul et même moteur de tourner à des vitesses différentes. Les voitures étant amenées à franchir toutes sortes de virages, la trajectoire des roues situées de part et d’autre des essieux varie constamment. La roue située à l’intérieur du virage doit ainsi pouvoir tourner plus lentement que la roue opposée située à l’extérieur, et inversement. Comme son nom l’indique, le différentiel compense la différence de vitesse de rotation des roues. Cette propriété en fait un outil indispensable, y compris dans le domaine de l’horlogerie.

Ainsi, on retrouve souvent un différentiel dans les montres munies d’un indicateur de réserve de marche. En effet, la réserve de marche résiduelle d’une montre est intimement liée au niveau de remontage du ressort-moteur situé dans le barillet. Or, sur les montres automatiques, les pièces du barillet possèdent le même sens de rotation ; l’ajout d’une aiguille ne serait par conséquent d’aucune utilité. Pour pallier cela, on relie donc l’arbre du barillet, qui permet de remonter la montre, à la denture du barillet, qui entraîne la montre, à l’aide d’un différentiel. Une aiguille placée sur ce différentiel permet alors d’indiquer la différence entre les deux, celle-ci étant limitée mécaniquement par le remontage complet du ressort du barillet. Selon le niveau de remontage, l’aiguille de l’indicateur de réserve de marche décrit ainsi un angle défini, limité et facile à interpréter.

Comment ce principe est-il mis en pratique dans les montres équipées de plusieurs balanciers ?

Le hasard faisant bien les choses, les nombreuses variantes de la HM9 de MB&F recourent également à un différentiel pour relier deux calibres apparemment indépendants dans une seule montre.

Während der Geneva Watch Days 2023 präsentierten MB&F die HM9 Sapphire Vision.
MB&F a dévoilé la HM9 Sapphire Vision lors des Geneva Watch Days 2023.

Entièrement recouvert par une coque en verre saphir, le boîtier tridimensionnel complexe de ce modèle offre une vue imprenable sur les deux balanciers qu’il abrite et leurs oscillations. L’affichage de l’heure s’effectue quant à lui sur un cadran unique positionné perpendiculairement aux axes des balanciers.

Le différentiel est particulièrement visible, puisqu’il est placé au cœur de la montre sous le pont en forme d’astéro-hache caractéristique de MB&F. Il s’agit ici d’un différentiel planétaire qui, contrairement à celui d’une voiture, possède des roues coaxiales qui tournent autour d’un même axe. Celui-ci est positionné de manière à ce que l’une des roues de sortie du différentiel corresponde précisément à la vitesse de rotation moyenne des deux roues entraînées. Étant donné que leur vitesse respective dépend des deux balanciers indépendants, l’heure affichée sur le cadran est donc une moyenne de la marche des deux échappements. Par ailleurs, si les deux balanciers de la HM9 sont alimentés par un seul barillet, cela n’a cependant rien d’une obligation, il aurait aussi été possible d’en utiliser deux.

Bien entendu, on peut se demander ce qui justifie une telle débauche de moyens. D’un point de vue strictement technique, et indépendamment du rapport coût-utilité, la réponse est simple : aucun échappement ne peut être parfaitement réglé, encore moins dans toutes les positions et conditions environnementales. Malgré tous leurs efforts, les fabricants ne peuvent donc garantir qu’une plage de précision (positive ou négative) pour une montre donnée. Il existe en effet une certaine variabilité dans les processus de production et de régulation : tandis que la plupart des montres fabriquées offrent une précision de marche presque optimale, certaines peuvent toutefois se situer à la limite de la plage indiquée.

C’est la première raison d’employer deux échappements et un différentiel pour faire la moyenne des deux marches : s’il est peu probable que l’un des échappements ne fonctionne pas correctement, ce risque est d’autant plus faible s’il y en a deux… Ou plus !

Car oui, c’est possible, comme le démontre la Quatuor de Roger Dubuis. Équipée de quatre balanciers et de pas moins de cinq différentiels pour faire la moyenne de leurs vitesses de rotation, cette montre-bracelet repousse les limites du concept et présente un design d’une complexité inégalée, et probablement inégalable.

Mais il existe une autre raison, certes moins évidente, mais d’autant plus importante, de concevoir des montres munies de plusieurs échappements : pallier l’effet de la gravité, et donc de la position de la montre.

La Double Balancier de Greubel Forsey est un parfait exemple de montre qui s’emploie à contrer cet effet. Elle est pour ce faire également dotée d’un différentiel permettant d’obtenir la moyenne de marche de deux balanciers indépendants. Mais contrairement à la HM9, ces deux balanciers n’oscillent pas sur le même plan ; ils sont inclinés de manière à former un angle précis entre eux.

Greubel ForseyDouble Balancier Convexe in Titanium
Greubel Forsey Double Balancier Convexe en titane

En laissant l’échappement et le balancier tourner de manière constante, le tourbillon est une complication qui vise à annuler les effets de la gravité. Greubel Forsey poursuit le même objectif en inclinant les deux balanciers selon un angle déterminé : dans une position donnée, l’effet de la gravité sur l’un des balanciers est ainsi atténué, voire annulé par l’autre.

Si la HM9 ne recourt pas à cet artifice, et malgré l’ambition de ces designs censés améliorer la précision des garde-temps, on peut toutefois se demander si l’amélioration visée peut effectivement être obtenue avec ces séries limitées extrêmement complexes. Ce type de montres s’apparente peut-être davantage à une « preuve de concept » destinée à montrer que les fabricants ne reculent devant aucun design, quelles qu’en soient la difficulté ou la faisabilité. Cela explique la fascination exercée par ces montres, mais aussi leur prix.

F.P. Journe Chronomètre à Résonance : le mythe de la résonance ?

Le Chronomètre à Résonance de F.P. Journe est un classique qui fait la part belle à un phénomène légendaire dans l’univers horloger : la résonance.

En sciences physiques, la résonance désigne l’augmentation de l’amplitude d’oscillation d’un système soumis à une influence extérieure. Vous avez peut-être déjà vu cette vidéo ancienne montrant un pont qui entre en résonance à cause du vent avant de s’effondrer. En horlogerie, la résonance correspond au phénomène par lequel deux pendules ou balanciers qui ne présentent apparemment aucune liaison mécanique se mettent à osciller en phase et à la même fréquence, c’est-à-dire de manière synchronisée, au bout d’un certain temps.

F.P.Journe Chronometre à Resonance
F.P. Journe Chronomètre à Résonance

À l’instar des modèles évoqués précédemment, le Chronomètre à Résonance renferme deux balanciers et donc deux échappements entièrement distincts. Sur ce garde-temps doté d’un double affichage horaire, le différentiel ne sert cependant pas à établir la moyenne de la marche des deux échappements : il permet à un seul ressort-moteur d’alimenter deux rouages secondaires. Véritable plaisir pour les yeux, les deux trains d’engrenages sont respectivement munis d’un remontoir d’égalité qui délivre une force constante tout au long du désarmage du ressort-moteur. N’hésitez pas à lire mon Guide technique sur les mécanismes à force constante pour en savoir plus.

La résonance : un peu d’histoire

L’existence du phénomène de résonance est connue depuis des siècles, et d’éminents horlogers tels que Breguet se sont intéressés de près à ce sujet. Ce dernier a notamment mis au point des montres de poche à résonance dotées de deux échappements qu’il a soumises à de nombreux tests, y compris dans le vide. Breguet présumait que l’air déplacé par les vibrations et les turbulences qui en résultent induisaient une influence réciproque entre des balanciers indépendants. Ses expériences dans le vide et avec de fines pièces d’acier placées entre les balanciers afin de supprimer l’influence de l’air lui ont cependant donné tort.

En modifiant la distance séparant les deux balanciers, il put également vérifier l’influence de ce paramètre qui s’avéra là encore quasiment insignifiante.

Il en conclut donc que ce phénomène était dû aux pièces statiques des calibres telles que les platines et les ponts et que des vibrations quasi imperceptibles se propageaient jusqu’aux fixations du spiral par l’intermédiaire de ces composants, influençant ainsi les deux échappements et entraînant leur synchronisation.

F.P. Journe fut le premier à mettre ce concept en application dans une montre-bracelet en l’an 2000. Depuis lors, les nombreuses versions du Chronomètre à Résonance comptent parmi les modèles phares de la marque. Leur double affichage horaire permet à leur porteur d’observer directement le fonctionnement synchronisé des deux échappements.

De nos jours, il existe une multitude de modèles à échappement double qui peuvent facilement passer pour « d’authentiques montres à résonance » de prime abord. Or, les balanciers de ces garde-temps sont généralement couplés mécaniquement, par exemple à l’aide d’un différentiel, comme nous l’évoquions plus tôt. Cependant, de plus en plus de modèles exploitent un autre aspect du phénomène de résonance, comme nous allons le voir maintenant.

Armin Strom Resonance : deux balanciers et un ressort très particulier

Se présentant comme une marque plaçant la technique et les innovations au cœur de ses garde-temps, Armin Strom propose sa propre version de la montre à résonance.

Nous l’avons vu, le phénomène de résonance n’est pas lié à des forces mystérieuses et inexplicables, mais à la transmission des vibrations, y compris si celles-ci sont presque imperceptibles. Plutôt que de laisser les platines et les composants statiques transmettre les vibrations d’un balancier à l’autre, Armin Strom a donc conçu un ressort particulièrement complexe spécialement à cet effet.

Les supports de fixation extérieurs des balanciers, qui oscillent librement en sens opposé, sont reliés à ce ressort. Ce couplage, plus direct que via des platines rigides, permet également de synchroniser des balanciers dont la marche divergerait de quelques minutes par jour sinon. La tolérance de réglage des balanciers est donc étonnamment grande, afin de rendre la résonance visible. À titre d’exemple, l’écart toléré est de seulement cinq secondes par jour chez F.P. Journe !

Armin Strom Mirrored Force Resonance Manufacture Edition White
Armin Strom Mirrored Force Resonance Manufacture Edition White

L’idée de relier directement les supports des balanciers à un ressort n’est pas vraiment nouvelle, puisque c’était déjà le cas dans la H2 Flying Resonance présentée en 2005 par l’éminent horloger Beat Haldimann. En dehors de cette approche conceptuelle, ce garde-temps n’a cependant pas grand-chose en commun avec le design futuriste et peu conventionnel imaginé par Armin Strom.

Les oscillations opposées des balanciers confèrent une extrême fluidité aux mouvements du ressort de couplage que l’on peut observer sur le cadran. Si le ressort et les balanciers occupent généralement une bonne partie du cadran, ils se font tantôt discrets, tantôt tangibles sur les différents modèles de cette vaste collection.

Outre la Pure Resonance, Armin Strom propose les modèles Mirrored Force et Zeitgeist, dont les affichages jumelés symétriques des secondes, pouvant être remis à zéro à l’aide d’un bouton-poussoir, permettent d’observer la synchronisation des deux balanciers à tout moment. Enfin, la collection Masterpiece renferme également la Dual Time Resonance dotée de deux affichages horaires indépendants et la Minute Repeater Resonance qui, outre un ressort à résonance, possède aussi une répétition minutes.

Apprenez-en plus sur Armin Strom dans ce portrait.

Conclusion

Comme vous pouvez le constater, toutes les montres à échappement double ne s’appuient pas sur le même principe technique. Les lois physiques et mécaniques offrent en effet une multitude d’applications possibles pour créer des garde-temps fascinants. Les moyens mis en œuvre pour la conception et la fabrication de ces montres peuvent par conséquent varier sensiblement, ce qui se reflète évidemment dans leur prix. Les modèles présentés dans cet article sont donc plutôt haut de gamme.

Et si vous vous demandez à quoi ressemblent les plus abordables, sachez qu’il est possible d’acquérir une montre possédant deux échappements fonctionnels pour seulement quelques centaines d’euros. Cette différence de prix s’explique très simplement : tandis que l’un des échappements alimente effectivement la montre, l’autre n’a en général pas d’autre fonction que de divertir son porteur.


À propos de l'auteur

Tim Breining

Je me suis intéressé aux montres à partir de 2014, pendant mes études d'ingénieur. Puis cette curiosité s'est transformée en passion. Comme mon université et le siège …

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