Avec ses innombrables offres de montres neuves et d’occasion à des prix souvent éloignés des prix publics conseillés par les fabricants, le marché gris est vu d’un mauvais œil par de nombreuses marques horlogères. Nous avions déjà évoqué ce modèle économique, également appelé marché secondaire, dans notre article « Qu’est-ce que le marché gris et comment fonctionne-t-il ? ». Notre auteur new-yorkais Thomas Hendricks a par ailleurs abordé ce sujet en détail dans un article intitulé « Le marché gris prend de la couleur ».
Ces deux textes décrivent les facteurs qui influencent le marché gris et les motivations des vendeurs professionnels et particuliers. Les revendeurs officiels cherchent ainsi à écouler leurs stocks excédentaires de montres neuves, tandis que les particuliers espèrent gagner de l’argent rapidement en revendant un modèle d’occasion recherché. Certaines manufactures de montres de luxe telles qu’Audemars Piguet et Breitling ont identifié l’énorme potentiel commercial des montres d’occasion issues de leur production depuis un certain temps.
La certification CPO (Certified Pre-Owned) est la solution que les fabricants ont trouvée pour s’arroger la plus grosse part possible de ce marché juteux. En effet, dès lors que la durée de vie d’une montre s’étend sur plusieurs années, voire décennies, et qu’elle change plusieurs fois de propriétaire, pourquoi ne pas la monnayer plusieurs fois ?
Rolex a ainsi annoncé son entrée sur le marché des CPO en décembre 2022 et s’est empressée de mener à bien ce projet en collaboration avec son revendeur Bucherer. Quelles conséquences la stratégie de ces manufactures (et notamment de Rolex) aura-t-elle sur le marché gris, et quels changements implique-t-elle pour les clients à moyen et à long terme ?
Rolex et le marché gris : les origines de la certification CPO
Par le passé, le principal objectif de Rolex comme des autres marques horlogères consistait à commercialiser le plus de nouveaux modèles possible. La raison en est simple : en règle générale, le fabricant d’une montre (ou d’un autre produit) ne peut encaisser la marge prévue qu’une seule fois, lors d’une vente directe ou au sein de son réseau de revendeurs officiels. L’industrie automobile recourt d’ailleurs à un système similaire, en tentant, à intervalles rapprochés, de convaincre ses clients de s’offrir le nouveau modèle de leurs rêves. Dès que la voiture (ou, dans notre cas, la montre) a été vendue, et à l’exception de l’entretien, qui fait rentrer de l’argent dans les caisses, le fabricant rechigne à s’occuper du produit par la suite.
Ces dernières années dans le secteur de l’horlogerie, et plus particulièrement pour les Rolex, une spirale inflationniste irrationnelle s’est enclenchée sur les marchés secondaires, pour les modèles neufs comme pour les modèles d’occasion. Ce phénomène est renforcé par le culte émotionnel voué à certains modèles qui encourage les fans, mais aussi les néophytes, à investir une somme considérable dans une seule montre. En 1954, Rolex n’imaginait probablement pas que, 65 ans plus tard, quelqu’un serait prêt à débourser 1 000 fois le prix initial pour acquérir une Submariner ou une Daytona usagée. Comme c’est le cas pour certaines voitures de collection, cela s’avère donc particulièrement rentable.
Que signifie la certification Certified Pre-Owned pour Rolex et pour les clients ?
Les revendeurs Rolex agréés, et notamment Bucherer, s’engagent désormais à racheter les montres Rolex âgées d’au moins trois ans à leurs propriétaires actuels. Leur authenticité est ensuite vérifiée par Rolex (et non par Bucherer), puis les montres sont révisées et obtiennent un sceau d’authenticité officiel ainsi qu’une garantie de deux ans avant de rejoindre les boutiques de Bucherer sous forme de modèles Certified Pre-Owned.
Si la vente de Rolex d’occasion fait partie du quotidien de la plupart des revendeurs Rolex agréés, la certification CPO et la garantie de deux ans constituent en revanche deux nouveaux arguments de vente à présenter aux clients. Bucherer est toutefois tenue de vendre ces montres certifiées exclusivement dans ses propres magasins ou sur sa boutique en ligne. Rolex interdit actuellement la vente de montres CPO sur les marchés secondaires, ce qui est tout à fait logique pour un fabricant.
Cela lui permet de soustraire ces montres du marché gris et de garder le contrôle sur les modèles d’occasion. Le revendeur prend par ailleurs en charge les frais de révision applicables et les répercute ensuite sur le prix de vente. Selon Bucherer, le prix de vente est défini en fonction de la situation actuelle du marché, c’est-à-dire de l’offre et de la demande.
CPO et marché gris : comparatif des prix des modèles neufs
Nous avons étudié les données de Chrono24 de plus près. Cet examen approfondi montre clairement que Rolex ne cherche pas à ramener les prix dans des limites raisonnables. Il semble au contraire qu’elle essaie de les maintenir au plus haut niveau possible, et notamment au-dessus de ceux pratiqués sur le marché gris pour des montres similaires.
Notre comparatif des prix à la mi-janvier 2023 montre que les modèles CPO officiels de Rolex sont nettement plus onéreux que des références identiques neuves proposées par des revendeurs fiables sur le marché gris. La question du coffret et des papiers, c’est-à-dire du fameux set complet, ne devrait pas se poser ici, du moins pas pour des modèles à l’état neuf. Voici trois exemples qui illustrent ce phénomène :
Tandis qu’une Rolex Submariner Date 116610LN CPO coûte 17 900 € à la mi-janvier 2023, il est possible de se procurer un exemplaire de cette référence à l’état neuf pour environ 14 500 € sur Chrono24, soit une différence de plus de 23 %.
S’il faut débourser plus de 51 000 € pour acquérir une Submariner 116618LB CPO en or jaune, le prix des exemplaires neufs avoisine 42 000 € sur le marché secondaire, ce qui représente un écart de plus de 21 %.

Notre troisième exemple est une Rolex Datejust 36 référencée 116200 avec cadran argent et index bâtons. Sur le marché secondaire, un exemplaire en parfait état coûte environ 8 000 €, contre 10 000 € pour un modèle CPO. Le pourcentage d’écart est ici très simple à calculer.
Comparatif des prix des CPO et des montres d’occasion sur le marché gris
L’écart est encore plus flagrant si l’on compare les prix des modèles CPO de Rolex avec ceux pratiqués sur le marché gris pour des exemplaires d’occasion des trois références susmentionnées. Ainsi, une Submariner 116610LN d’occasion coûte en moyenne 12 500 € sur Chrono24. Sachant qu’un modèle CPO coûte 17 900 €, l’écart de prix s’élève donc à plus de 43 %.
Avec un prix avoisinant 38 500 €, une Submariner 116618LB CPO en or jaune coûte 32 % plus cher qu’un exemplaire d’occasion identique sur le marché gris.
Pour une Rolex Datejust 36 référencée 116200 avec cadran argent, il est possible d’économiser jusqu’à 40 % sur Chrono24 par rapport au prix d’un modèle CPO en janvier 2023.
Les Rolex CPO sont donc en moyenne 38,3 % plus chères que les montres d’occasion vendues sur le marché gris.
Pour être tout à fait justes, précisons tout de même que l’offre de Rolex d’occasion est importante et que leur état peut varier considérablement. Certaines de ces montres sont dépourvues de garantie ou de certaines pièces d’origine telles que le coffret et les papiers. Tout dépend donc de l’offre en question, qu’il convient d’examiner de près.
Conclusion : les modèles CPO sont plus chers que ceux du marché gris
La période que nous avons étudiée, qui s’étend sur un peu plus de deux mois, est certes très courte, mais il apparaît clairement, au moment de la publication de cet article, que les prix des montres CPO de Rolex sont nettement supérieurs à ceux des exemplaires neufs identiques vendus sur le marché gris. Dans les trois exemples susmentionnés, les modèles CPO coûtent en moyenne 21,3 % plus cher. Et cet écart se creuse encore avec les Rolex d’occasion, puisqu’il atteint plus de 38 %.
En décembre 2022, le site web britannique watchpro.com a mené un sondage lors duquel 301 amateurs de montres ont répondu à la question suivante : « Rolex révise et certifie ses propres montres d’occasion. Quel supplément seriez-vous prêts à payer pour acquérir l’une de ces montres (p. ex. sur Chrono24) ? »
Le résultat est intéressant, puisque 46 % des participants refusent de payer un quelconque supplément pour une montre CPO. 41 % des répondants se disent en revanche prêts à payer 10 % de plus. Seuls 11 % – c’est-à-dire une minorité – sont disposés à accepter un supplément de 20 %, tandis que les 3 % restants ne voient pas d’inconvénient à payer 30 % de plus que sur le marché gris.
Reste à savoir si les amateurs de Rolex accepteront effectivement de dépenser (beaucoup) plus d’argent pour acquérir une montre CPO à long terme. Nous verrons dans les mois et les années à venir si Rolex et d’autres marques parviennent à imposer ces écarts de prix significatifs au nom d’une « meilleure prestation ».